DSBC Translations: March 2023

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27 March 2023

TRADUCTION COMME MOYEN DE SE FAIRE DES RELATIONS A L'INTERNATIONAL

TRADUCTION COMME MOYEN DE SE FAIRE DES RELATIONS A L'INTERNATIONAL


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1 L’analyse sociologique des pratiques de traduction, telle qu’elle est apparue récemment dans un ensemble de recherches, est fondée sur une double rupture, avec l’approche interprétative du texte et de ses transmutations, et avec l’analyse économique des échanges transnationaux.

Auteurs
Johan Heilbron

2L’approche interprétative se subdivise en deux tendances l’une, objectiviste, émane de la tradition herméneutique l’autre, subjectiviste, s’est développée depuis les années 1960 dans le cadre des Cultural Studies. Dans la problématique herméneutique, qui est au principe de plusieurs approches littéraires et philosophiques de la traduction, la production de traductions relève d’un « art de comprendre » au même titre que l’interprétation, d’un « mouvement herméneutique » qui a pour fin un accès au « sens » du texte et à son unicité. Le courant culturaliste place au contraire l’accent, dans une perspective relativiste, sur l’instabilité du sens, dû à la diversité des appropriations qui peuvent en être faites. Ces deux approches ont en commun de mettre entre parenthèses les conditions sociales de possibilité de la traduction, faisant l’impasse sur la pluralité des agents impliqués, ainsi que sur les fonctions effectives que peuvent remplir les traductions à la fois pour le traducteur, les médiateurs divers ainsi que pour les publics dans leurs espaces historiques et sociaux de réception.

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  • 3 La démarche économique, plus puissante socialement que l’approche interprétative mais beaucoup moins répandue dans les études de traduction, opère une réduction en quelque sorte inverse. Par opposition à l’obsession de la singularité textuelle ou de la fluidité de sa signification, la démarche économique identifie les livres traduits à la catégorie la plus générale des biens, à des marchandises produites et consommées selon la logique de marché, et circulant selon les lois du commerce, national et international. Or voir dans le livre traduit une marchandise comme une autre occulte la spécificité des biens culturels ainsi que les modalités propres de leur production et de leur valorisation. Le marché des biens symboliques a en effet des critères de hiérarchisation et une économie qui lui sont propres


4 Rompant avec ces deux formes de réductionnisme, l’approche proprement sociologique prend pour objet l’ensemble des relations sociales au sein desquelles les traductions sont produites et circulent. Elle rejoint, sous ce rapport, deux démarches voisines développées notamment par des comparatistes, des historiens de la littérature, des spécialistes d’aires culturelles et d’histoire intellectuelle : les Translation Studies et les études des processus de « transfert culturel ». Apparues dans les années 1970 dans des petits pays souvent plurilingues (Israël, Belgique, Pays-Bas) les Translation Studies, tout en restant le plus souvent centrées sur les textes, réalisent un déplacement de la problématique plutôt que de comprendre les traductions uniquement ou principalement par rapport à un original, texte-source ou langue-source, et d’inventorier de façon minutieuse les déviations dont il faudrait ensuite déterminer la légitimité, ou qui seraient inversement, selon la perspective culturaliste, ramenées au concept vague d’hybridation, elles se sont intéressées à des questions qui concernent le fonctionnement des traductions dans leurs contextes de production et de réception, c’est-à-dire dans la culture d’accueil

5 Cette même question de la relation entre le contexte de production et de réception sous-tend l’étude des « transferts culturels », qui prend en compte les acteurs de ces transferts, institutions et individus, et leur inscription dans les relations politico-culturelles entre les pays étudiés, en laissant toutefois de côté les enjeux économiques et le rôle de l’édition

  • 6 Le développement des travaux d’histoire culturelle comparée a en outre donné lieu à une réflexion et à un débat sur la manière adéquate d’articuler comparatisme et transferts

7 Sortir d’une problématique intertextuelle, centrée sur le rapport entre un original et sa traduction, conduit à poser une série de questions proprement sociologiques, qui portent sur les enjeux et les fonctions des traductions, leurs agences et agents, l’espace dans lequel elles se situent et les contraintes, à la fois politiques et économiques, qui pèsent sur elles. Une approche sociologique de la traduction doit prendre en compte plusieurs aspects des conditions de circulation transnationale des biens culturels, à savoir la structure de l’espace des échanges culturels internationaux, le type de contraintes – politiques et économiques – qui pèsent sur ces échanges, les instances et agents de l’intermédiation, ainsi que les processus d’importation et de réception dans le pays d’accueilOn abordera successivement ces aspects.

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L’espace international

En tant que transfert interculturel, la traduction dépend d’un espace de relations internationales, constitué à partir de l’existence des États-nations et des groupes linguistiques liés entre eux par des rapports de concurrence et de rivalité. La sociologie de la traduction s’inscrit ainsi plus généralement dans le programme proposé par Pierre Bourdieu sur les conditions sociales de la circulation internationale des biens culturels Pour comprendre l’acte de traduire, il faut donc, dans un premier temps, l’analyser comme imbriqué dans un système de relations entre des pays, leurs cultures et leurs langues. Dans ce système, les ressources économiques, politiques et culturelles sont inégalement distribuées, ce qui engendre des échanges asymétriques reflétant des rapports de domination

Le système mondial des traductions peut par conséquent être décrit comme un ensemble de relations fortement hiérarchisées dont le fonctionnement révèle plusieurs mécanismes généraux. Les données statistiques concernant le marché international des livres traduits permettent de dégager la structure des échanges dans ce domaine. Étant donné qu’environ la moitié des livres traduits mondialement le sont de l’anglais, cette langue occupe la position la plus centrale, qu’on peut appeler hyper-centrale. Viennent ensuite, loin derrière, tout en restant centrales, deux langues, l’allemand et le français, qui représentent entre 10 et 12 % du marché mondial des traductions. Huit langues ont une position semi-périphérique avec une part du marché international qui varie de 1 à 3 % (c’est le cas de l’espagnol et de l’italien par exemple). Les autres langues ont toutes une part de moins d’un pour cent du marché international, et peuvent donc être considérées comme périphériques. Ceci en dépit du fait que certaines entre elles, le chinois, l’arabe ou le japonais, représentent des groupes linguistiques parmi les plus importants en nombre de locuteurs. Ce qui signifie que le nombre de locuteurs n’est pas un facteur explicatif déterminant de la hiérarchisation entre « langues centrales » et « langues périphériques ».

8Cette structure hiérarchisée induit d’emblée certaines régularités dans les modalités de circulation des textes par voie de traduction. Premier constat les flux de traduction vont du centre vers la périphérie plutôt que l’inverse. Deuxième constat la communication entre langues périphériques passe très souvent par l’intermédiaire d’un centre. Plus une langue est centrale, plus elle a la capacité de fonctionner comme langue intermédiaire ou véhiculaire. La traduction anglaise ou française d’un ouvrage norvégien ou coréen est aussitôt annoncée par son éditeur, qui sait que la traduction dans une langue centrale sera immédiatement suivie d’une vague plus ou moins grande de traductions dans d’autres langues. Une autre tendance observable concerne la variété des ouvrages traduits. Plus une langue est centrale dans le système mondial de traduction, plus nombreux sont les genres de livres traduits de cette langue.

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La part inégale que les différents pays consacrent à la traduction atteste également ces rapports de force. La caractéristique peut-être la plus saillante du point de vue du fonctionnement de cet espace concerne le rapport entre le degré de centralité et l’importance relative des traductions. En général, plus une langue est centrale dans le système de traduction, moins on traduit dans cette langue. Alors que les pays dominants « exportent » largement leurs produits culturels et traduisent peu dans leur langue, les pays dominés « exportent » peu et « importent » beaucoup de livres étrangers, par la traduction notamment ainsi, au début des années 1990, la proportion des livres traduits représentait, aux États-Unis et en Angleterre, moins de 4 % de la production nationale des livres. En France et en Allemagne, cette proportion variait de 14 à 18 %. Pour l’Italie et l’Espagne elle s’élevait à près de 24 %. De même, au Pays-Bas ou en Suède un quart des livres publiés sont des traductions. Au Portugal ou en Grèce, le pourcentage atteint 35 %, voire même 45 %.

10Tout semble ainsi indiquer un rapport inverse entre le degré de centralité d’une langue dans l’espace international des traductions et la part des traductions dans la production nationale des livres dans cette langue. Plus la production culturelle d’un pays est centrale, plus elle sert de référence dans d’autres pays, mais moins on traduit dans cette langue. Ce n’est pas un hasard si les Translation Studies se sont développées plus particulièrement dans les petits pays (Pays-Bas, Belgique, Israël), où les traductions ont bien plus de poids que dans les pays occupant une position dominante dans cet espace. De ce fait, il y a peut-être dans les Translations Studies une propension à surestimer l’importance des traductions. Celle-ci varie selon les contextes nationaux et internationaux.

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11 Analyser les flux de traduction à la lumière des rapports de force entre langues permet aussi de mieux comprendre les effets des changements historiques. La perte du prestige ou du pouvoir d’un pays et de sa langue sur la scène internationale a des conséquences sur le niveau des activités de traduction. Après l’effondrement des régimes socialistes, la position internationale du russe a connu un tel changement brutal le nombre des traductions du russe a fortement baissé et cette baisse a été, en effet, accompagnée d’une forte hausse du nombre de traductions étrangères publiées en Russie. Le déclin relatif du français a été de la même manière accompagné d’une croissance du nombre des traductions dans cette langue (voir chapitre 3). La taille du marché national, qui est parfois considérée comme le facteur suffisant pour expliquer la part des traductions, est restée stable dans ces deux cas et ne peut expliquer ces changements. Et si la présence d’une langue sur le marché international de la traduction, notamment du point de vue du nombre de titres qui en sont traduits, est fortement liée à l’importance de la production éditoriale dans cette langue, cette variable elle-même n’est pas réductible à la logique économique, elle dépend aussi de facteurs culturels et politiques c’est la libéralisation de l’imprimé qui a permis l’essor du commerce du livre dans le monde occidental à partir du 18e siècle à l’inverse, le contrôle étroit de la publication dans les régimes communistes a permis à l’URSS d’exercer un véritable impérialisme culturel en Europe de l’Est

Les principes de différenciation des logiques d’échange

12Les échanges culturels internationaux sont donc déterminés par trois principaux facteurs les relations politiques entre les pays, le marché des biens culturels (en l’occurrence, le marché du livre) et les échanges proprement culturels, qui peuvent jouir d’une relative autonomie dans les différents domaines artistique, littéraire et scientifique. Les contraintes externes qui pèsent sur la production et la circulation des biens symboliques et sur les échanges culturels internationaux sont de deux types : politiques (ou plus largement idéologiques) et économiques. Le mode de circulation des textes dépend de ces différentes logiques, selon la structure des champs de production culturelle dans les pays d’origine et d’accueil, leur degré d’autonomie par rapport à ces deux types de contraintes, et les modalités de l’exportation et de l’importation, qui conditionnent en partie le transfert.


13 Ainsi, dans des pays où le champ économique est subordonné au champ politique et où les instances de production culturelles ainsi que l’organisation des professions intellectuelles sont étatiques, comme dans les pays fascistes ou communistes, la production et la circulation des biens symboliques apparaissent d’emblée fortement politisées. Cette surpolitisation a largement déterminé l’importation des littératures d’Europe de l’Est en France pendant la période communiste, qu’il s’agisse de la circulation légale ou illégale des œuvres.

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14 Au pôle opposé, certains transferts culturels peuvent paraître principalement régis par la logique de marché. Dans les cas d’extrême libéralisation du marché du livre, comme aux États-Unis, les biens culturels constituent avant tout des produits commerciaux soumis à la loi de la rentabilité le processus de fabrication de best-sellers standardisés en est l’illustration. Le champ éditorial est de plus en plus dominé par des grands groupes économiques, qui ont tendance à imposer des critères de rentabilité et des modes de fonctionnement commerciaux au détriment de la logique littéraire et intellectuelle. L’exemple de l’importation de la littérature italienne en France montre l’impact croissant des logiques économiques sur le transfert littéraire (voir chapitre 7). Ce phénomène touche également des secteurs en principe mieux protégés, tels que l’édition universitaire, qui traverse actuellement une grave crise aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Mais même la logique purement économique en matière d’édition doit être décrite et analysée d’une façon plus fine que ne le font les modèles standards de l’économie de la culture. L’offre et la demande ne sont pas simplement données, elles sont des constructions sociales portées par des groupes spécifiques, et dans ce travail de construction interviennent des instances non-marchandes, notamment des institutions étatiques et des instances culturelles. Contrairement à la définition économique de l’économie, d’autres dimensions, notamment des dimensions politiques et symboliques, sont présentes et leur efficacité propre ne peut être ignorée si l’on veut comprendre le fonctionnement effectif des marchés.


15 Entre ces deux logiques, politique et économique, qui ne déterminent jamais à elles seules les transferts culturels, on trouve une série d’agencements possibles dans lequel le poids relatif de l’une et de l’autre varie, selon le degré de protection du marché national et la fonction plus ou moins idéologique attribuée à la culture. Qui plus est, interviennent aussi généralement des facteurs proprement culturels, qui leur sont irréductibles.


16L’autonomie relative des champs culturels a en effet été conquise contre ces deux types de contraintes qui continuent à régir la production et la circulation des biens symboliques. Les cultures nationales sont elles-mêmes dotées d’un capital symbolique relativement autonome par rapport aux relations de pouvoir économique et politique entre les pays ou entre communautés linguistiques. Les échanges littéraires transnationaux sont l’expression de rapports de domination symbolique reposant sur la distribution inégale du capital linguistico-littéraire. Les langues dominées sont des langues peu dotées en capital littéraire et en reconnaissance internationale. Les langues dominantes, du fait de leur prestige spécifique, de leur ancienneté, du nombre de textes déclarés universels écrits dans ces langues, sont détentrices d’un capital littéraire important. Cette accumulation différenciée de capital symbolique, qui peut varier selon les domaines de création concernés, fonde un rapport de force inégal entre les cultures nationales, qui a des conséquences sur la réception des biens culturels ainsi que sur leur fonctions et usages ainsi, pour un champ littéraire national en voie de constitution, la traduction d’une œuvre canonique de littérature classique peut servir à accumuler du capital symbolique à l’inverse, la traduction d’un texte d’une littérature dominée dans une langue dominante comme l’anglais ou le français constitue une véritable consécration pour l’auteur.

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17Avec l’unification d’un marché mondial de la traduction, l’espace de la circulation des textes est de plus en plus structuré autour de l’opposition entre un pôle de grande production et un pôle de production restreinte. Si la fabrication de best-sellers mondiaux, rendue possible par la libéralisation des échanges, illustre la logique économique de la quête de rentabilité à court terme, une bonne part du processus d’importation des littératures étrangères relève de la logique de ce que Pierre Bourdieu a appelé la « production restreinte », c’est-à-dire la production à rotation lente, qui se projette sur le long terme et vise la constitution d’un fonds, comme en témoignent les modes de sélection (souvent fondés sur des critères de valeur littéraire plutôt que sur les chances de succès auprès d’un large public) et les faibles tirages (voir chapitre 6). La catégorie des essais se répartit selon la même opposition entre l’actualité, les documents, les biographies, etc., qui visent le public le plus large, et les ouvrages de sciences humaines et sociales, à circulation restreinte et à rotation lente (voir chapitre 4). Les acteurs de l’intermédiation peuvent eux-mêmes être différenciés selon un clivage semblable, selon qu’ils interviennent plutôt à l’un de ces pôles qu’à l’autre, comme on va le voir.

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18L’espace de production restreinte s’appuie le plus souvent sur un système d’aides à l’édition et à la traduction. En France, un système d’aide à la traduction en français des littératures des petits pays a ainsi été mis en place à partir de la fin des années 1980 (voir chapitre 3). De tels systèmes d’aide relèvent des politiques culturelles qui se sont développées dans le cadre du processus de patrimonialisation des biens culturels au niveau national. À la différence des régimes politiques non libéraux où la régulation de la production culturelle a pour objet son contrôle et son orientation idéologique, comme ce fut le cas dans les régimes fascistes ou communistes, l’intervention de l’État en démocratie libérale est destinée à endiguer les effets des contraintes mercantiles dans une économie de libre-échange, notamment le risque de standardisation et d’uniformisation de produits culturels visant le plus grand nombre de consommateurs. Constitué sous l’impulsion des acteurs du champ littéraire et du marché du livre, auteurs, éditeurs, libraires, ce système de protection du circuit de production restreinte, variable selon les pays, atteste la reconnaissance par les États d’une légitimité symbolique résultant du processus d’autonomisation des champs de production culturelle. Fondé sur la croyance partagée que le livre n’est pas une marchandise comme les autres, il se traduit aussi dans certains cas par un cadre réglementaire, tels que le prix unique du livre ou l’interdiction de la publicité télévisée pour l’édition en France, réglementation aujourd’hui menacée par l’extension des principes du libre-échange aux services dans le cadre de l’OMC.

19Un des cadres réglementaires qui a le plus cristallisé d’oppositions dans le domaine du livre concerne la législation sur le droit d’auteur. Selon la conception français du droit d’auteur, apparue en 1777, et adoptée au niveau international dès le 19e siècle, avec la Convention de Berne, première convention internationale de la propriété littéraire et artistique, signée en 1886, le droit moral (droit de divulgation, droit au respect, droit au repentir) est inaliénable ainsi, une œuvre ne peut, par exemple, être coupée sans l’autorisation de l’auteur ou de ses ayant droits. C’est ce qui différencie le droit d’auteur de la législation américaine sur le copyright, qui considère le livre comme un bien commercial comme les autres (pour cette raison, les États-Unis ont longtemps refusé de signer le paragraphe sur le droit moral dans la convention internationale). Or les accords internationaux de 1994 sur la propriété intellectuelle (ADIPC) adoptent la Convention de Berne à l’exception du paragraphe sur le droit moral, devenu cessible, ce qui implique un changement de la conception dominante du livre, désormais considéré comme un bien commercial.

Les agents de l’intermédiation

20Les échanges culturels internationaux s’organisent à travers des institutions et des acteurs relevant des différentes logiques politiques (instituts culturels, instances d’attribution d’aides, attachés culturels, chargés du livre, etc.), économiques (éditeurs, agents littéraires) et culturelles (traducteurs, auteurs, prix littéraires, etc.), ces catégories n’étant évidemment pas étanches ainsi les attachés culturels sont souvent recrutés parmi les agents culturels, nombre d’éditeurs se conçoivent souvent aussi comme des intermédiaires culturels, découvreurs et producteurs de goût, voire comme des intellectuels à part entière, et ainsi de suite.

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21Le processus de construction culturelle des identités nationales, étroitement lié à la formation des États-nations et à la concurrence entre eux du point de vue de leur sphère d’influence, impliquait en retour une régulation des échanges diplomatiques et culturels, prise en charge par un ensemble d’instances ambassades, instituts culturels, instituts de traduction, revues destinées à présenter une littérature nationale à l’étranger, etc. Dès la fin du 18e siècle, la mise en place d’une législation sur le droit d’auteur vise à protéger le marché du livre régnicole des contrefaçons étrangères. Avec l’industrialisation du marché du livre et la croissance du lectorat à la faveur de l’alphabétisation, puis avec la libéralisation des échanges culturels, ont émergé un groupe de spécialistes du commerce du livre traduit : maisons d’édition indépendantes, service des droits étrangers en leur sein, agents littéraires, foires internationales du livre. Le développement du marché des biens culturels et la libéralisation des échanges depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale ont contribué à marginaliser les instances étatiques, au profit des acteurs économiques. Ayant renoncé à leurs circuits d’exportation propres, les agents étatiques participent désormais à l’organisation des échanges commerciaux les instituts de traduction se comportent de plus en plus comme des agents littéraire, les services destinés à promouvoir les cultures nationales à l’étranger travaillent de plus en plus étroitement avec les acteurs du marché, éditeurs et agents littéraires, les collectivités locales peuvent prendre part à l’organisation des foires du livre, comme dans le cas de la foire de Jérusalem. En même temps, leur pouvoir de décision s’est largement réduit, et les éditeurs n’hésitent pas à contourner ces intermédiaires officiels pour prendre des avis auprès d’acteurs du champ littéraire du pays d’origine tels que les auteurs ou les critiques.


22En effet, au-delà de ces spécialistes de l’intermédiation, les échanges littéraires dépendent aussi d’un ensemble d’agents spécifiques du champ littéraire, auteurs, traducteurs, critiques auxquels le travail fondé sur des ressources linguistiques et sociales propres procure des bénéfices spécifiques. Ces interrelations se prêteraient aisément à une analyse de réseau29. Les conditions d’importation de la science fiction américaine en France après la Deuxième Guerre mondiale illustrent bien ces logiques30. L’apparition d’un groupe d’importateurs et leur spécialisation peut ainsi favoriser la traduction de la production littéraire d’un petit pays dans une langue centrale, comme l’illustre le cas de l’importation de la littérature hébraïque en France31.

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23Les traducteurs littéraires se distinguent sous beaucoup de rapports, y compris sous le rapport économique, de l’ensemble des traducteurs « techniques » et professionnels, clivage qu’illustre, par exemple, le fait qu’ils soient organisés en deux associations professionnelles distinctes. L’organisation professionnelle des traducteurs est relativement récente : en France, la Société des traducteurs (SFT) a été fondée en 1947, et l’Association des traducteurs littéraires en 197332. Encore faiblement différenciée en tant qu’activité au début du 20e siècle, le traducteur étant encore souvent lui-même un auteur, un commentateur, un enseignant et/ou un critique33, la pratique de la traduction littéraire a connu un processus de spécialisation sous l’emprise de deux facteurs principaux d’un côté, le développement et l’institutionnalisation de l’enseignement des langues qui a permis l’apparition de spécialistes dotés de compétences certifiées ; de l’autre, la demande éditoriale croissante en cette matière.


24Le développement professionnel qui s’est amorcé à la suite de ce processus de spécialisation a cependant rencontré des obstacles. Du point de vue des conditions d’exercice du métier, le monde des traducteurs littéraires est fortement divisé entre le pôle académique et le pôle professionnel (éditorial), division qui recoupe en partie d’autres clivages sociaux comme le sexe34. Il se caractérise par un individualisme qui résulte autant des conditions d’exercice du métier que du principe de singularité vocationnel et élitiste importé du monde des lettres35. Comme dans le champ littéraire, les divisions liées aux conditions hétérogènes du métier associées à cet individualisme élitiste et aux logiques de concurrence ont longtemps fait obstacle à l’organisation corporative de ces spécialistes dans les pays d’Europe de l’Ouest, à la différence des régimes communistes où les professions intellectuelles étaient organisées dans un cadre étatique strict36.

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25Ces éléments de division incitent d’aucuns à aborder l’activité de traduction comme un champ régi par une logique de concurrence pour le monopole de la légitimité fondée sur l’accumulation de capital symbolique37. Cette démarche a le mérite de rompre avec une approche en termes de sociologie des professions et de professionnalisation, dont les limites ont déjà été soulignées38, mais elle risque de justifier l’autonomisation méthodologique d’un objet encore faiblement autonomisé dans la réalité. Il semble que sous des conditions qui restent à préciser, la traduction pourrait en effet constituer un sous-champ, c’est-à-dire un espace ayant un enjeu propre et connaissant un certain degré d’autonomie par rapport à d’autres champs c’est le cas, par exemple, de la traduction littéraire dans des contextes nationaux où elle est très valorisée (comme l’indiquent l’existence des écoles spécifiques, un système de soutien et de subvention, des formes de reconnaissance et de consécration, etc.), mais même dans un tel cas de figure, la traduction littéraire reste dominée par des enjeux et des critères proprement littéraires, c’est-à-dire par ce qui constitue l’enjeu du champ littéraire lui-même, et seulement secondairement par celui du sous-champ de la traduction. En outre, si dans les petits pays, où la traduction rapporte des profits symboliques importants et où la concurrence est élevée du fait de l’étroitesse du marché, l’espace de la traduction tend à fonctionner comme un espace de concurrence relativement unifié, il est beaucoup plus fractionné (notamment entre les spécialités linguistiques) et cloisonné dans les grands pays, même s’il se structure selon des hiérarchies tacites (classiques vs. contemporains, hiérarchie des langues), et s’il tend à s’unifier autour d’instances professionnelles.

Les logiques de réception


26Ainsi, pour comprendre les logiques qui président à la traduction des littératures étrangères, il faut les rapporter non seulement à la structure de l’espace international décrit ci-dessus, mais aussi à la structure de l’espace de réception, suivant qu’il est lui aussi plus ou moins régi prioritairement par la logique de marché ou par une logique politique, et aux principes de fonctionnement de ses instances contrôle de l’imprimé, structure du champ éditorial, collections spécialisées, politique éditoriale de chaque maison, espace des revues et périodiques, modes de consécration (prix littéraires, distinctions), etc.

  • 39 Pierre Bourdieu, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », art. cité, (...)
  • 40 Pour un bilan critique des travaux sur la réception et de nouvelles orientations, voir Isabelle Cha (...)

27Dans son article sur « les conditions sociales de la circulation internationale des idées », Pierre Bourdieu, reprenant une proposition de Marx, rappelait que « les textes circulent sans leur contexte », ce qui génère souvent des malentendus39. La réception est en partie déterminée par les représentations de la culture d’origine et du statut (central ou périphérique) de la langue. Les récepteurs les réinterprètent en fonction des enjeux propres à l’espace d’accueil. Les œuvres traduites peuvent être appropriées de façons diverses et parfois contradictoires, en fonction des enjeux propres au champ intellectuel de réception40.

  • 41 Pascale Casanova, « Consécration et accumulation de capital littéraire. La traduction comme échange (...)
  • 42 Voir Zohar Shavit, « Fabriquer une culture nationale », Actes de la recherche en sciences sociales, (...)abonne-toi à notre LinkedIn

28D’une manière plus générale, les fonctions de la traduction sont multiples instrument de médiation et d’échange, elle peut aussi remplir des fonctions politiques ou économiques, et constituer un mode de légitimation, dont tant les auteurs que les médiateurs peuvent être les bénéficiaires. La valeur de la traduction ne dépend pas seulement de la position des langues, mais aussi de la position des auteurs traduits et de celle des traducteurs, ceci à la fois dans le champ littéraire national et dans l’espace littéraire mondial41. La traduction dans les langues centrales constitue une consécration qui modifie la position d’un auteur dans son champ d’origine. Elle peut être aussi un mode d’accumulation de capital littéraire pour des groupes, comme les romantiques allemands, et pour des littératures nationales en voie de constitution, ainsi que l’illustre le cas des traductions en hébreu dans les années 192042.

  • 43 Voir Hervé Serry, « Constituer un catalogue littéraire. La place des traductions dans l’histoire de (...)
  • 44 Le cas récent de la nouvelle traduction de la Bible en français chez Bayard, qui associait des agen (...)
  • 45 La dimension socio-culturelle des contraintes qui pèsent sur l’acte de traduire, et qui dépend très (...)
  • 46 Daniel Simeoni, “The Pivotal Status of the Translator’s Habitus”, Target, Vol. 10 :1, 1998, pp. 1-3 (...)abonne-toi à notre LinkedIn

29On retrouve cette double fonction de la traduction au niveau des instances, maisons d’édition ou revues si les éditeurs détenteurs d’un important capital littéraire ont un pouvoir de consécration des auteurs qu’ils traduisent, la traduction est un moyen d’accumuler du capital symbolique pour une maison dépourvue de capitaux économique et culturel à l’origine43. Les stratégies des auteurs représentent un large continuum de possibilités. Les auteurs dominés dans un champ dominant peuvent, par exemple, essayer d’améliorer leur position en traduisant des auteurs dominants des champs dominés. Les débutants ou les auteurs ayant une position relativement en marge sont souvent tentés par la traduction des auteurs prometteurs encore inconnus on peut penser à Larbaud traduisant Ulysse de Joyce pour ne citer qu’un exemple canonique. Au niveau des médiateurs, les usages de la traduction varient là encore de la consécration de l’auteur traduit à l’auto-consécration du traducteur et selon le type de valorisation de ressources spécifiques qu’elle permet44. Toutes ces fonctions ont des effets sur les stratégies textuelles et les choix stylistiques en matière de traduction, mais celles-ci sont aussi le fruit d’un ajustement entre d’un côté des contraintes normatives dépendant du cadre national et éditorial, du genre, du degré de légitimité du texte, etc.45, de l’autre, l’habitus du traducteur, qui inclut son rapport aux langues concernées46.

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La traduction comme vecteur des échanges culturels internationaux 😉

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